À la rue est un témoignage sur l’engagement, un livre de colère et d’espoir.
Été 2016, treize familles roms sont expulsées de leur lieu de vie et se retrouvent dehors dans la ville de Montreuil en Seine-Saint-Denis. Une cinquantaine de personnes sans abri, dont une vingtaine d’enfants, parmi les dix mille expulsées par les autorités cette année-là en France. L’autrice Juliette Keating et le photographe Gilles Walusinski participent à la mobilisation citoyenne qui s’organise autour des familles et demande leur relogement. À la rue est à la fois un récit littéraire et réflexif sur l’expérience de l’engagement collectif et le recueil de documents qui ont valeur de témoignages.
À la rue se compose de deux parties complémentaires articulées autour d’un cahier de 32 photographies noir & blanc :
La première, « Débrief », texte littéraire et politique, a la forme d’un poème narratif dans lequel l’autrice revient sur son engagement de plusieurs années auprès de familles rroms, sur ce que cette expérience bouleverse dans le cours de sa vie, remue en elle. Elle questionne les mobiles de cet engagement, y cherche les raisons profondes et décrit les mécanismes de la discrimination tels qu’elle les constate en accompagnant une famille dans l’ouverture de ses droits sociaux.
Si l’éternel engrenage des évictions, le délitement de la mobilisation collective face au pouvoir politique qui joue le jeu du pourrissement, et le découragement qui peut s’ensuivre sont présents dans le texte, c’est l’énergie que procure le collectif et la force des rencontres qu’il occasionne qui l’emportent. Même si l’issue n’est pas ce que l’on voudrait qu’elle soit, une lutte collective est gagnée du fait même qu’elle a lieu. C’est une victoire contre le renoncement. Dans une langue nerveuse, rythmée, sans concession Juliette Keating dénonce un état du monde fondé sur l’injustice.
La seconde, « Dehors », est le recueil de documents produits entre 2016 et 2018 : des extraits d’articles écrits dans un blog de l’autrice hébergé par Mediapart.
L’événement que constitue l’expulsion des familles et leur errance dans la ville est consigné régulièrement, avec ses lenteurs, ses coups de théâtres, ses petites victoires, ses promesses et faux espoirs. Présentés dans l’ordre chronologique, ces textes sont les traces attestant de la réalité des événements, une partie de leur mémoire.
« Fixer la mémoire », le cahier central de photographies réalisées par Gilles Walusinski réunit des images de la mobilisation et des familles, qui sont autant de documents témoins. Ces images puisent leur force dans la saisie d’instantanés pendant une période continue de plusieurs mois, qui racontent, montrent, et dénoncent une réalité indéniable. Ainsi est documentée la vie à la rue mais aussi la force de caractère, l’énergie de ceux et celles bien décidés à lutter pour leurs droits. Loin des stéréotypes associés aux images exotiques des Tsiganes, les photographies de Gilles Walusinski sont des témoignages réalisés avec précision, acuité et empathie.
EXTRAIT
En finir avec cette histoire qui m’a submergée, ça suffit,
mais dire stop n’est pas clore, on ne referme pas
une séquence comme celle-ci sans un bon débriefing.
M’arrimer à la langue, écrire ce que je porte sur
les épaules. J’en sens le poids peser sur la nuque.
Les muscles raidis plein le dos c’est pas
l’ordinateur, la mauvaise position au clavier non, mais
l’histoire des familles expulsées.
Ce qui m’arrive pendant ces mois où je défends avec d’autres, les droits de
femmes, d’hommes jetés à la rue,
ces enfants
laissés sans toit ni rien,
dehors.
Enfants d’une enfance sans abri sans enfance.
On les voit en ville au coin des rues on passe.
Poser mon paquet là où j’en suis, tel quel, pas bien
ficelé, le déplier devant témoins. Souffler, mais cette
pierre de chagrin, peux pas la tirer hors du ventre.
Finir pour mieux continuer autrement ?
Par la seule chose dont je sois
capable quand indignation, colère,
dégoût me refusent toute issue d’autre secours
que l’écriture.
Me remettre au début, page blanche, nouveau fichier. Mais je
prends l’histoire en route. Ça commence bien avant que
je débarque dans l’urgence des familles expulsées :
à la rue sont les enfants d’adultes qui ont été des enfants
à la rue. La vie à la rue, en héritage.
L’histoire recommencée d’une mobilisation pour
le relogement de familles une nouvelle fois
délogées
manu militari de leur habitat de fortune, on dit squat,
bâtiment occupé, on dit cabane, bidonville, on dit
lieu de vie, elles disent : la maison.
L’histoire me prend un soir d’été, je ne sais rien de
la situation politique locale, de celle des familles
expulsées, ni des gens qui gravitent autour, certains
depuis dix ans. J’ai raconté dans un blog au jour le jour
l’événement, l’errance dans la ville .
Nulle ne peut s’en sortir indemne.
Cette année-là, plus de dix-mille personnes sont expulsées
de force par les autorités, selon les associations moins
de la moitié reçoivent une proposition d’hébergement
provisoire. Que sont-elles devenues ? Qui le sait ?
Qui s’en soucie ? Qui ?
Tombée par accident dans le fait de l’expulsion, comme
glissée du bord dans un fleuve dont les courants
m’empêcheront de rejoindre la rive mais ne m’emporteront
pas au fond, m’obligeant à nager, nager,
nager, si on peut appeler nage les gestes désordonnés qui
ajoutent des bouillons aux bouillonnements, me
maintiendront la bouche à la surface,
des éclaboussures dans les yeux, la tasse bue, rebue,
crachée. Eau amère. Eau abîme. Oppression.
Allez.
Retour sur la première image : la photo que G. m’envoie
un soir de juillet. Sur l’écran du téléphone, je devine
une bâche étalée dans la nuit avec, en arrière-plan,
la mairie.
Les grues traçaient d’invisibles cercles
par-dessus les toits.
Au lieu des bâtisses à rénover,
des usines désaffectées,
des terrains vagues, des friches industrielles,
les promoteurs faisaient table rase,
construisaient partout les mêmes immeubles neufs.
Gentrification, nous répétions le nom de
l’embourgeoisement qui chassait de la ville
les pauvres.